Interview de Serge CARREIRA (Spécialiste de la mode et du luxe & maître de conférences à Sciences Po), par Thomas ZYLBERLMAN (Styliste & Expert tendances chez Carlin Creative Trend Bureau), avec Alexandra HOSTIER (Éditrice Mode) et Stéphanie LU (Head of Social Media Communication)
Serge Carreira – Spécialiste de la mode et du luxe & maître de conférences à Sciences Po : Il y a deux dimensions différentes. Les marques italiennes telles qu’on les connaît s’inscrivent dans une tradition, celle d’une féminité glamour. C’est un imaginaire et une iconographie associés à une idée de sensualité, d’un sexy un peu ostentatoire. Ce que l’on observe, actuellement, particulièrement sur les podiums parisiens, c’est plutôt une véritable réflexion sur le corps, un corps qui, d’ailleurs, n’est pas forcément stéréotypé, qui m’émancipe des codes. Ludovic de Saint Sernin, par exemple, questionne le genre et joue sur une certaine ambiguïté. Ester Manas s’intéresse à différentes sortes de morphologies. L’objectif de ces créateurs est d’assumer un corps différent, qui sort des stéréotypes, ce qui ne l’empêche pas d’être, dans le même temps, un corps de désir. C’était, d’ailleurs, le titre de la collection de Ludovic de Saint Sernin.
S.C : C’est toujours une possibilité en effet. Néanmoins, je pense que des affinités nouvelles se créent entre les clients et les marques, notamment à travers les réseaux sociaux. Une cliente va plus difficilement succomber à un modèle sans s’être informée en amont. Au-delà du concept, c’est l’univers du créateur qui importe beaucoup. Il y a de la sensualité chez Ludovic de Saint Sernin car l’univers dont il s’inspire est le monde de la nuit. Un univers de liberté où l’on exprime des valeurs et des engagements avec son corps. Cela se traduit dans ses créations, mais aussi dans l’attitude, les visuels et les représentations qui sont associées à la marque. Bien sûr, un client ou une cliente peut acheter une robe Ludovic de Saint Sernin ou de Victor Weinsanto simplement parce qu’il ou elle la trouve belle. Mais généralement, il y aura, en plus, cette volonté de partager les engagements et l’univers du créateur.
SC : Il me semble que le sexy est devenu une façon de s’affirmer. Cela s’intègre donc également dans une démarche d’empowerment. D’une certaine façon, c’est considérer que le corps en lui-même est militant et que le vêtement qui va venir faire corps avec cette morphologie, va être également signifiant. De ce fait, il devient lui-même militant. C’est ce que l’on voit, par exemple, avec les silhouettes créées par Casey Cadwallader chez Mugler pour la chanteuse Yseult lors des Victoires de la musique.
On est réellement dans cette idée d’un corps qui s’exprime, d’un corps qui s’assume. Il y a une volonté de bousculer les normes existantes, d’être dans une démarche de liberté.
Alexandra Hostier – Éditrice Mode : Cela fait aussi écho à la censure pratiquée sur Instagram lorsque les personnes sont dénudées. Une image d’une personne avec des formes va plus facilement être censurée que celle d’une personne mince ou maigre car la première sera plus facilement signalée et classée par Instagram comme étant de la pornographie (parce qu’il y a plus de chair visible). Avec son travail, Ester Manas a justement voulu montrer que les corps gros, loin d’être vulgaires ou choquants, peuvent être vus comme sexy.
S.C : C’est sans doute un peu plus complexe. C’est le fait de considérer que la mode peut être pour tous les genres. Comme on peut l’observer, la plus jeune génération a des modèles et des référentiels très différents. Ils manipulent tous ces codes. Il est impératif de prendre en considération ces nouvelles aspirations. Ce qui est intéressant c’est de voir comment ces corsets et ces bustiers qui étaient vus pendant longtemps comme les pièces de contrainte, “anti-libération” et “anti-émancipation” s’invitent à nouveau dans les vestiaires. Néanmoins, ils deviennent des symboles d’affirmation du corps.
On peut évoquer la couverture de Vogue britannique avec Billie Eilish qui a fait beaucoup de bruit. De fait, ce qui était considéré comme une prison symbolique de la femme s’est transformé en symbole de liberté. Le fait de révéler son corps s’apparente à une certaine expression de puissance et de liberté. On a pu penser, pendant longtemps, que c’était en cachant le corps, en le recouvrant de multiples couches, qu’on l’affirmait. De nos jours, on est aux antipodes de cette mode des années 80 avec ses larges épaules, ses vestes XXL et ses matériaux techniques. C’est en dévoilant sa morphologie, en affichant ses formes, que l’on peut être soi, sans contraintes sociales.
S.C : Absolument. Elles ne s’inscrivent pas dans le même rapport homme/femme. Si on garde en tête l’iconographie de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au porno chic des années 2000, on avait l’image d’une femme sensuelle voulant attirer le regard de l’homme. C’était un registre classique de séduction, voire même de soumission dans certains clichés. Aujourd’hui, c’est un corps libre, libéré, qui s’exprime. Il peut exprimer des désirs, ou pas. La liberté n’est pas dans le fait de se cacher mais au contraire dans le choix délibéré de se révéler, tel qu’on le souhaite. C’est la notion de choix qui est essentiel dorénavant.
A.H : Incontestablement cette esthétique se développe. On observe le retour sur le devant de la scène des personnalités people iconiques qui incarnaient justement le sexy du début des années 2000. Britney Spears, Lindsay Lohan ou Paris Hilton, sont toutes dans une phase de réappropriation de leur image, de leurs histoires et de leur corps. Elles deviennent des « girls boss » modernes alors qu’elles étaient auparavant perçues comme de simples bimbos de la culture pop. Peut-être faut-il voir un parallèle entre l’évolution de leurs histoires, de leur vie qui deviennent synonymes d’empowerment et le revival de ce sexy post-2000 qu’elles incarnaient ?
S.C : Il s’agit, plus globalement, d’un phénomène culturel américain, une attitude très “L.A”. Cette esthétique post-2000 un brin vulgaire, reflète plus une manière d’être décontractée qu’un réel engagement politique. L’essence de ce style-là, de même que le style « cagole », c’est un “naturel confortable”, qui est lié à une envie de plaire et de se valoriser. Nous demeurons dans une ère du “plaire”, comme le démontre l’exposition de chacun sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, nous sortons d’une phase pendant laquelle les corps ont été enfermés, au sens propre, lors des confinements. L’aspiration au confort demeure. Mais à l’issue de cette période, il y a une envie de revivre avec ce corps, de s’exprimer et de ressentir pleinement, à nouveau, le regard des autres sur son corps. La reprise des soirées pour lesquelles les gens se préparent et se maquillent davantage illustre ce phénomène. On a l’impression de redécouvrir certaines choses, de revivre des premières fois, ce qui est étrange et rare à l’échelle d’une vie humaine. On peut faire un parallèle avec la période suivant le premier conflit mondial. On passe de l’ombre à la lumière, d’une période où tout est bloqué à un véritable moment de redécouverte avec des corps qui aspirent à expérimenter à nouveau la liberté et l’altérité.
S.C : Pas forcément, quand on voit le travail d’Ester Manas, la collection de Chloé ou bien les looks de Mugler par Casey Cadwallader. Fuseaux, bodys ou robes ultra moulantes complètent cette nouvelle garde-robe sexy. Ce n’est pas forcément la mini-jupe. C’est une approche plus subtile. Le concept est plus morphologique que sexuel.
Ce ne sont pas forcément les zones traditionnellement érotiques – la poitrine ou les hanches – qui sont valorisées par ces créateurs. C’est vraiment quelque chose qui enveloppe le corps, tout en le dévoilant. C’est le corps, plus que la peau, qui est révélé dans ces looks. Il y a bien évidemment du mini, voire du micro, si on pense à Saint Laurent ou à Coperni. C’est une idée qui demeure présente bien évidemment. Mais le mini va plutôt, dans ce cas, faire référence à un esthétique “soir” glamour, néo-disco.
S.C : Il n’y a pas forcément de références rétro, effectivement. Ces looks du nouveau sexy sont aussi influencés par le monde du sport et de l’underwear de par le choix des matériaux. Des marques comme Savage x Fenty ou la ligne de lingerie de Kim Kardashian participent aussi à faire évoluer ces codes. C’est définitivement une nouvelle phase dans la lingerie. Elle peut être portée comme un vêtement et inversement.
S.C : On se situe vraiment dans cette approche de révéler ce qui était traditionnellement caché. On a pu observer cela sur les podiums de la saison été 2022, avec des pièces très près du corps.
S.C : Absolument, c’est sexy mais pas sexuel.
A.H : Actif et non plus passif.
S.C : On peut voir dans ces corps révélés une sorte de filiation avec le travail d’un Azzedine Alaïa par exemple. Ces créateurs partagent l’idée de vouloir sculpter un corps en le glorifiant à travers le vêtement. C’est un corps qui désire et non les autres qui désirent le corps.
A.H : Est-ce qu’on ne pourrait pas considérer l’apparition de ce nouveau sexy de réappropriation du corps (notamment du corps des femmes par les femmes) dans la mode, comme étant en lien avec la censure sociétale dont le corps des femmes à fait l’objet toute l’année dernier ? Avec par exemple les discussions gouvernementales sur ce qui constituait une tenue “républicaine” et donc acceptable pour les jeunes filles au collège et lycée. Ce qui restait, sous couvert de les “protéger” des éventuels dangers que trop se dévoiler “provoqueraient”, une manière de contrôler leur manière de se vêtir (plutôt que d’éduquer les élèves dans leur ensemble, filles comme garçons, au respect et au consentement mutuel). Un contrôle que l’on a également retrouvé sur les réseaux avec la censure d’Instagram sur les corps gros dont nous parlions tout à l’heure, et dont ce nouveau sexy cherche à s’émanciper, en se réappropriant les corps que la société cherche à contrôler. Une tendance qui symbolise une volonté de reprise de pouvoir, teintée d’un certain féminisme finalement.
S.C : Ce nouveau sexy est visuellement représenté de façon très différente, notamment dans les campagnes de publicité. Il y a peu de références sexuelles explicites. On est plutôt dans la représentation du quotidien. Une personnalité comme Yseult, par exemple, n’est pas du tout dans des attitudes lascives ou sexuelles.
S.C : Certaines maisons, comme Saint Laurent, sont fondamentalement provocantes. Cela s’inscrit dans leur histoire, dans leur ADN. Mais les temps changent. Par conséquent, il faut savoir rester fidèle à son identité tout en faisant évoluer son approche pour l’adapter aux nouveaux regards. D’une certaine façon, cette dimension sulfureuse est l’essence de Saint Laurent. Cela n’a pas, pour autant, empêché la maison de promouvoir, de façon significative, l’émancipation de la femme. Du lancement du parfum Opium aux visuels d’Helmut Newton, Saint Laurent a été de scandale en scandale. Le couturier cherchait toujours à bousculer les conventions.
A.H : On pensait justement avant qu’il n’y avait qu’une seule manière d’être sexy alors qu’on est en train de nous montrer qu’il en existe finalement une multitude.
S.C : Si le mot “sexy” conserve généralement une connotation péjorative et demeure, bien souvent, associé à une certaine idée de vulgarité, c’est une notion profondément subjective. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment est détournée cette dimension péjorative pour en montrer une autre. Après, faut-il l’appeler sexy ? Ou affirmation ? Ou sensualité ? Ou morphologie ? Mais il faut se rappeler qu’à la base, dans le langage courant, quand on dit que quelque chose est sexy, ce n’est pas pour dire quelque chose de positif.
Stéphanie Lu – Head of Social Media Communication chez Carlin Creative : On parle de “new sexy” et c’est comme si ce renouveau enlevait la négativité originelle du mot.
S.C : Finalement, on pourrait presque remplacer “body positive” par “sexy positive” (rires).
Interviewer : Thomas Zylberman - Styliste & Expert Tendances chez Carlin Creative
Coordinatrice : Stéphanie Lu - Head of Social Media Communication chez Carlin Creative