Sarah Balcon – Trend Forecaster : Après des études de photographie à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, j’ai découvert l’univers des bureaux de tendances. J’ai adoré le principe, soit la curiosité et la veille à 360° dans tous les secteurs de la création, du visuel, des arts appliqués mais aussi de la socio, de la consommation… et bien sûr la transmission de ces informations aux clients sous la forme la plus claire et la plus actionnable possible. J’ai commencé à collaborer avec Carlin en 2015 sur une mission pour le cahier Beauty justement ! Et en amont de la direction de ce cahier, je contribue chaque saison à déterminer les grandes tendances.
S.B : Oui, j’adore la beauté depuis l’enfance. Est-ce que cela vient de ma grand-mère très élégante et très coquette ? C’est possible, je pense qu’elle m’a transmis son amour du beau sous toutes ses formes. Cette passion enfantine est surtout passée par l’univers du parfum : après des années à collectionner les miniatures de parfums petite fille et à me passionner pour les campagnes de publicité, j’ai pensé devenir nez. J’avais ce double intérêt pour l’art et les sciences : j’ai finalement opté pour les arts appliqués.
S.B : On trouve dans le cahier la présentation des grandes tendances de la saison : des envies stylistiques avec des codes esthétiques forts, que l’on relie toujours à des évolutions ou des disruptions dans l’actualité et dans les comportements des consommateurs. Chacune de ces tendances est incarnée par une personne, un lieu et un produit. On apporte ensuite des solutions créatives pour répondre aux besoins des marques : soin visage et corps, maquillage, coupes et colorations cheveux, outils et accessoires, packaging, beauty tech’ et wearables, ingrédients, textures et couleurs y sont explorés. On y met en valeur des produits de nos partenaires Capsum et Gattefossé : ils développent des formules spécifiques pour Carlin ou puisent dans leur catalogue de formules et nous proposons leurs échantillons à manipuler et à appliquer en complément du cahier. Il s’agit de proposer aux clients de tous les secteurs beauté des sources d’inspiration fiables et sensibles pour qu’ils développent leurs produits, orientent leurs recherches, communiquent ou encore donnent la forme finale à des produits en cours de création.
S.B : Toujours ! En suivant leur évolution de près et fort de notre expérience métier, nous sommes capables d’interpréter leurs attitudes sur le moment pour savoir ce vers quoi ils se dirigeront demain.
S.B : On le dit souvent d’autre sujets mais c’est vrai en beauté également : cette crise a surtout précipité des changements qui étaient déjà à l’œuvre, et elle nous a rappelé des vérités essentielles.
D’un côté, elle a augmenté les attentes des consommateurs en matière de transparence de la part des marques : ingrédients, formules, process doivent être accessibles et clean désormais plus que jamais. Elle a aussi rationalisé leurs comportements : ils n’ont plus envie de perdre du temps et de l’argent, ils ont perdu en naïveté et les déclarations des marques ne leur suffisent plus. Ils veulent des preuves scientifiques de ce qui est avancé.
Cette crise nous a aussi montré à force de privation que la caresse, le toucher, la sensorialité et l’expérience physique étaient vitales : en réponse les textures et les parfums des soins, du makeup mais aussi les expériences ancrées dans le réel, le lieu, l’échange et la rencontre avec l’autre font florès.
La beauté s’est vue renforcée pendant les confinements dans ses deux aspects principaux : d’un côté une pratique de la beauté pour soi, pour son propre plaisir, une beauté-geste d’amour envers soi-même ; d’un autre coté une pratique pleine de fantaisie, de motifs, de couleurs, une beauté-séduction de soi autant que des autres puisqu’on l’a pratiquée seul.e.s ou presque. Par l’expérience pendant ces temps troublés, elle a confirmé son importance dans nos vies et pour nos équilibres.
S.B : Oui, le metaverse est incontournable et va bouleverser le monde de la beauté à plusieurs niveaux. Avant tout, on constate que la beauté physique traditionnelle est déjà très influencée par les nouveaux codes de l’esthétique digitale et sa liberté : fluidité des formes créées par les logiciels de création 3D, affranchissement vis à vis de la gravité, couleurs, textures, mouvement… Ensuite, la virtualité influence aussi notre vision de nous-même. Je pense aux filtres des applications comme Instagram ou Tik Tok, qui transforment ou augmentent le réel et qui vont avoir des conséquences dans le réel : makeup, coiffure et soin pensés pour le selfie, actes de chirurgie de même avec l’envie de ressembler à son visage « filtré »… D’un côté, on ouvre le champ à de nouvelles idées, d’un autre on a parfois l’impression d’être moins beau « en vrai » que « filtré »: cette influence n’est ni positive ni négative en soi, mais elle existe bel et bien. En terme d’innovations techniques, je pense à la création d’avatars qui devient plus rapide, facile et accessible, mais aussi à l’immersion avec les casques de réalité virtuelle toujours plus légers, aux applications de réalité augmentée, accessibles et agréables à utiliser. Je pense aussi aux outils de reproduction du réel : qu’il s’agisse de création 3D ou de photographie d’objets réels sous tous les angles qui sont ensuite transformés en rendu 3D. On voit de nombreuses améliorations et innovations bluffantes en ce moment. Ces nouveaux rendus vont bouleverser l’essayage virtuel, rendre les simulations de type avant / après très fines et très réalistes : on va pouvoir voir l’effet d’un soin, d’un makeup, d’une couleur de cheveux et d’une chirurgie avant de passer à l’acte.
Plus profondément, je suis certaine que le metaverse va ouvrir le secteur de la beauté à ses exclus actuels : ceux qu’elle intéresse mais qui ne se sentent pas accueillis ou légitimes, et qui vont enfin pouvoir en faire l’expérience, d’une façon complètement différente.
S.B : Les marques de mode s’adressent à des aspects de nos vies de plus en plus nombreux et deviennent des marques d’art de vivre globale qui englobent beauté, déco, food, expériences, divertissement, voyage, culture avec les livres, la musique, les podcasts, le cinéma, l’art, le voyage… Elles deviennent de véritables univers, on comprend d’autant mieux leur intérêt pour le métaverse ! La mode traverse aussi une crise liée à des excès et des scandales, avec les ravages sociétaux et environnementaux de la fast fashion, à l’évolution des attentes des consommateurs par rapport à l’environnement : elles doivent se diversifier. Mais profondément, la beauté a un lien naturel et privilégié avec la mode : elles partagent les aspects d’expression et d’image de soi.
S.B : Pour le résumer très vite, je dirai que le wellness s’est hissé à la même hauteur que l’apparence dans le champ de la beauté, voire l’a dépassé ! Le wellness est devenu une composante essentielle de la beauté comme de la mode : sauf exception, on ne veut plus souffrir au quotidien pour être belle ou beau. « Il faut souffrir pour être belle », ce n’est plus d’actualité ! Cette évolution des comportements et des désirs accompagne le savoir désormais acquis que de toutes façons, il n’y a tout simplement pas de beauté durable sans bien-être. La beauté doit donc faire la part belle au bien-être : le soutenir, le renforcer, créer des gestuelles, des rituels, offrir des textures et des parfums qui vont être bénéfiques mentalement et physiquement. La beauté qui hier était plus statutaire, plus conformiste et séductrice de l’autre avant tout ; elle est devenue une beauté-séduction de soi avant les autres, plaisir et bien-être. Se célébrer soi-même, être du côté du plaisir et non de la souffrance est bien plus attrayant comme discours, mais en plus cette beauté là va permettre de s’ouvrir à celleux qui ne visent pas une apparence améliorée mais aspirent au bien-être qu’apporte cette pratique.
S.B : Oui, le bien-être devient plus global, ce qui est un mouvement de fond on l’a évoqué, et s’inscrit dans une vision plus hollistique. Les Spa et instituts de beauté vont évoluer, fusionner avec le club de sport, les ateliers et cours : ils vont offrir des rituels et des activités plus complètes, du soin et du massage toujours, mais aussi des consultations santé et alimentation, des ateliers cuisine, du sport axé connexion à soi et usage de son corps, parce que c’est agréable et nécessaire à son équilibre de le faire et non dans une recherche de performance, du cercle de parole, des ateliers d’arts, d’artisanat, de bouquets etc. On pratique aussi de plus en plus son bien-être : dans des rituels beauté, santé mais aussi en pratiquant des activités, en prenant le temps, en agissant soi-même. On a compris que la concentration, le fait de prendre le temps, la pleine-conscience sont indispensables à notre bien-être. On va pratiquer le bien-être à domicile, facilement et selon son agenda, via des rituels et avec le support d’outils de wellness tech. Le bien-être va se renforcer dans ces deux aspects opposés que sont la physicalité, l’ancrage dans son corps, dans un lieu, avec les autres ; et le virtuel avec la création de pratiques et de jeux dans le metaverse. On va aussi voyager pour se faire du bien : le tourisme de bien-être va prendre son essor. Tout le monde se sait désormais concerné par ces enjeux et le bien-être doit devenir accessible à tous : rituels, installations et soins vont se démocratiser.
S.B : Il s’agit selon moi d’une migration à l’œuvre tout le temps et dans tous les secteurs établis, de fusions naturelles où la beauté rencontre l’alimentaire c’est vrai, mais aussi l’accessoire, la tech, le digital. Comme dans tout effet de mode il y a des abus et des dangers. Il faut profiter du progrès mais en étant prudent : en allant voir des spécialistes, en ayant conscience des risques et du caractère irréversible de certains actes de chirurgie. Se supplémenter c’est bien, et oui alimentation et santé donc beauté sont liées : mais rien ne remplace une alimentation variée et saine, et le plaisir de cuisiner et de s’alimenter ! On célèbre l’instinct, la confiance en soi : dans ce domaine il ne faut jamais oublier les fondamentaux et écouter son corps qui sait ce dont il a besoin.
S.B : Le fait que la beauté penche du coté de la santé et du bien-être a permis de renforcer son accessibilité auprès des hommes : la beauté au masculin est devenue une pratique de respect de soi, d’amour de soi autant que de performance, d’optimisation ou de préservation de son capital. D’un autre côté, le changement sociétal d’acceptation de notre gender fluidité et les questionnements en cours sur la virilité ont aussi permis l’accès des hommes à des pratiques beauté traditionnellement perçues comme féminines : je citerais par exemple l’émergence du vernis pour homme qu’on voit fleurir récemment. Un ami me disait même récemment avoir envie de craquer pour du nail art !
Un exemple produit, qui synthétise différent aspects de cette beauté homme, est le masque purifiant bleu Horace qui cartonne depuis deux ans : il est réussi dans le sens où il associe masque de beauté, un produit donc traditionnellement perçu comme féminin, et une couleur intense et tranchée qui évoque la fierté et la revendication mais aussi la fantaisie. C’est presque comme une peinture tribale ou un visage de supporter peint aux couleurs de son équipe !
Enfin, on a vu l’émergence de produits non genrés et inclusifs, comme dans les parfums de niche depuis plusieurs années. Mais aussi dans les soins, dont nombre jouent d’ailleurs sur le mot « humain » qui vient remplacer ceux d’« homme » et « femme » et les rendrait presque obsolètes ! Humanrace, la marque de Pharell Williams, Everyday Humans, By Humankind, HeyHumans la marque de Jada Pinkett Smith. Le mot a beaucoup essaimé.
S.B : Du côté de la femme et de son empowerment, c’est un vaste sujet ! Pour moi, le changement principal, c’est que la beauté ne va plus majoritairement « faire semblant », masquer tous les défauts, gommer toutes les imperfections : certaines marques ont même banni ces mots-mêmes et la retouche photo qui les accompagne, et on appelle aujourd’hui « particularités » ce qu’hier on appelait « défauts » comme les taches de rousseurs, les grains de beauté, les taches de pigmentation de la peau, les sourcils touffus etc.
Les femmes peuvent ne plus faire semblant, arrêter de se gommer, de s’effacer, ça c’est un changement positif profond qui impacte la beauté. Mais si elles souhaitent faire semblant, et c’est là aussi un des grands plaisirs de la beauté que de se transformer, prétendre être différente, révéler d’autres facettes de soi-même : elles peuvent le faire avec beaucoup d’éclat, d’humour, de fantaisie. L’aspect factice n’est plus honteux, mais il est revendiqué, voire souligné ! On en voit l’expression dans les faux ongles hyper-longs, le nail art hyper-illustré, les colorations cheveux en couleurs tout sauf naturelles, les extensions et les perruques, les faux-cils, les lèvres pulpeuses … le corps est augmenté, transformé et la hiérarchie vrai / faux est chamboulée. Tout est permis, comme avec les couleurs, et cette beauté multiforme qui est à la fois bien-être, plaisir et fun permet de s’amuser et de révéler tous les aspects de sa personnalité, selon l’humeur et le moment.
S.B : Vous pouvez me souhaiter de continuer à travailler sur ces sujets passionnants avant tout ! Je ne me lasse jamais d’observer les évolutions à l’œuvre, ces fusions de secteurs où la beauté rencontre l’alimentaire, l’accessoire, la tech, le digital; ces migrations des zones beauté aussi où le makeup passe du visage à l’ensemble du corps, ou des joues, lèvres et paupières aux sourcils, aux cernes ou à la zone sous les yeux, aux dents, aux oreilles … Cela me passionne ! C’est comme être explorateur hier, j’ai l’impression d’explorer avec les marques de nouveaux territoires inconnus, négligés, hier invisibles: c’est exaltant ! Et ce n’est pas tout de suite mais j’y pense déjà : vous pouvez aussi me souhaiter de bonnes vacances d’été en famille et en Italie. Pour recharger les batteries et travailler à ma beauté-plaisir autour de bonnes tables italiennes !